S’agissant par exemple du marxisme, de l’existentialisme, du bouddhisme, du nominalisme, de l’immanentisme, du keynésianisme, du personnalisme ou autres, il ne viendrait à l’esprit de personne de se demander si, pour adhérer à ces doctrines, ces conceptions du monde ou ces écoles de pensée, il faut être une femme ou un homme (même si, dans la plupart des cas, elles ont été forgées par des hommes !). Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit du féminisme : une « femme féministe » ressemble à un pléonasme, un « homme féministe » à un oxymore. Pourquoi ? Peut-être parce que le marxisme ne tient pas à ce qu’était Karl Marx ni à qui il était, pas plus que le keynésianisme ne s’explique par ce qu’était John Maynard Keynes, alors que le féminisme, tout en étant une philosophie, une conception du monde, une pratique, une gamme de mouvements sociaux et politiques, est ancré dans le « devenir-femme », élaboré depuis la subordination et les systèmes d’exploitation politique, économique, sociale, sexuel, familial dans lesquels les hommes, façonnés, eux, par le système patriarcal, ont enfermé les femmes. Autrement dit, les femmes sont les sujets du féminisme, les protagonistes qui l’ont initié, formulé, partagé, diffusé et transformé en force des femmes, alors que les hommes sont les objets de l’analyse, les agents et les hérauts de la structure qu’il faut modifier et faire tomber, les représentants et les vecteurs des modalités patriarcales. Certainement, Simone de Beauvoir eût pu écrire l’Être et le néant, mais à Jean-Paul Sartre il aurait été impossible d’écrire le Deuxième sexe, et si, par son ingéniosité, il avait quand même réussi à le faire, l’ouvrage serait resté un « point de vue » sur les femmes, et jamais devenu la matrice et la puissance du féminisme moderne. Est-ce à dire que les hommes, quand ils ne s’accrochent pas au vieux virilisme comme à une bouée, sont condamnés à demeurer des « compagnons de route » du féminisme et qu’ils partagent, collaborent, participent aux luttes des femmes ? Probablement pas. À ceci près que le féminisme exige peut-être cette « écriture féminine » dont parlait Hélène Cixous, qui exalte ce qui a été ignoré et méprisé par le discours des hommes, crée sans cesse des structures syntaxiques et stylistiques nouvelles irréductibles aux codifications fixées par les hommes, et qui s’avère capable de refuser et réfuter la logique de l’« écriture masculine », fondée, elle, sur ces oppositions (homme/femme, père/mère, actif/passif, culture/nature, cœur/raison…) qui ont nourri la pensée occidentale et, par là même, conforté le patriarcat. Dans ce cas, on pourrait dire que l’« homme féministe » est celui qui se révélerait apte à assurer, assumer et faire sienne une telle « écriture féminine ».